Molière, la censure littéraire, et le déclin de l’Ancien Régime
Isabela Valencia
Cet article réexamine les œuvres de Molière dans un contexte socio-politique afin de mieux comprendre l’histoire de la censure littéraire sous l’Ancien Régime de France. D’abord, nous expliquerons l’histoire de la censure en France jusqu’au 17ème siècle afin de placer certaines œuvres de Molière dans le contexte de l’époque où elles ont été écrites. Ensuite, nous analyserons Tartuffe, Le Festin de Pierre, et d’autres œuvres littéraires pour voir comment elles ont changé sous la censure française, et pourquoi les œuvres ont été modifiées en premier lieu. Enfin, nous examinerons les différences de publication des œuvres de Molière hors de France, et expliquerons également comment plusieurs auteurs français ont publié hors du pays pour éviter la censure. L’analyse des œuvres de Molière dans ce contexte aidera à illustrer comment la censure en France au 17ème siècle a conduit au déclin de l’Ancien Régime. L’insistance de la préservation des idées malgré une censure stricte est emblématique des idées des Lumières qui inspireront une révolution.
La censure faisait partie intégrante de l’Ancien Régime. Au Moyen Âge, l’objectif principal de la censure littéraire était d’imposer un ensemble de code moraux. L’Ancien Régime, et par extension l’Église, craignaient que l’hérésie ou la sédition se propagent au grand public. Á partir du 13ème siècle, l’Université de Paris était la principale source de censure en France. Elle était responsable de vérifier les manuscrits et de s’assurer qu’ils répondaient aux demandes de l’Église et de l’État (Goldzweig 287). Cependant, la censure littéraire n’était pas répandue en France jusqu’à l’invention de l’imprimerie. Les connaissances et les idées étaient plus accessibles et donc beaucoup plus difficiles à contrôler. Au 16ème siècle, François Ier signe un édit qui interdit la vente de livres non approuvés par l’Université de Paris. La Faculté de Théologie de l’Université de Paris a également commencé à publier des listes de livres interdits pendant cette période. Nombreux auteurs de cette période, comme Rabelais, ont été censurés à cause de cet édit (290). Il est intéressant de noter qu’à un moment donné, l’Université de Paris a tenté d’arrêter complètement l’impression de livres en France, bien que cela n’ait jamais été réalisé.
Un exemple de ce qui était traditionnellement censuré en France est Histoire Critique du Vieux Testament de Richard Simon. Ses écrits sont liés à sa critique de la manière dont la Bible a été traduite en français, ainsi qu’à une analyse historique générale du Vieux Testament. À l’origine, les sujets controversés du livre étaient justifiés comme faisant partie d’un débat intellectuel sur la Bible, qui était un sujet populaire des livres à l’époque. Simon avait en fait travaillé avec l’Université de Paris pour s’assurer que son œuvre était approuvée, et il était même imprimé et prêt à être publié (Lambe 156). Cependant, l’évêque de Condom a réussi à obtenir le livre de Simon avant sa publication et l’a considéré comme blasphématoire, et parce que cet évêque était très influent en France, le livre a été censuré. Richard Simon a perdu son emploi à l’Oratoire de France parce que son livre a été censuré, et si des copies d’Histoire Critique n’avaient pas fait leur chemin dans d’autres pays d’Europe, le livre aurait complètement disparu. Il faut également noter que la monarchie française ne se souciait pas vraiment d’Histoire. C’est certainement l’Église qui s’est opposée au livre de Richard Simon, pas le roi. Histoire est un bon exemple de ce que l’Église a censuré en France parce que le livre a été interdit en raison de son contenu hérétique. La censure concerne strictement les interprétations de la Bible et non des questions de moralité, comme ce sera le cas plus tard dans l’Ancien Régime.
C’est au 17ème siècle que le système de censure en France a commencé à vraiment changer. L’Université de Paris a perdu son droit exclusif de censurer la littérature en France parce que le roi voulait plus de contrôles sur l’état de la censure. Un collège de censeurs royaux a été créé par des édits royaux qui ont rendu la censure littéraire plus laïque. Richelieu croyait que, puisque certains livres ont commencé à couvrir plus que les questions théologiques, l’Église ne devait pas être la seule puissance à censurer dans le pays. Les sujets pouvant être censurés ont également été élargis pendant cette période pour inclure non seulement l’hérésie, mais aussi l’immoralité ou l’indécence. La « direction de la librairie » était un bureau national qui a été créé pendant cette période spécifiquement pour contrôler quels livres pouvaient être vendus dans les librairies en France. Ce bureau national inspectait régulièrement non seulement les librairies, mais aussi les imprimeries et les envois de livres entrant dans le pays (Darnton 511). La « direction de la librairie » a également soutenu une guilde de libraires et d’imprimeurs, appelée « Communauté des libraires et des imprimeurs de Paris » qui a dominé l’industrie. Au milieu du 17ème siècle, l’Université de Paris perdit tous ses droits à la censure et la monarchie contrôlait toute censure littéraire en France.
Étant donné l’historique de la censure en France et de la relation partagée entre la censure littéraire et l’Église, c’est un miracle que Tartuffe et d’autres œuvres de Molière aient survécu le 17ème siècle. Tartuffe raconte l’histoire d’un gentleman arrogant nommé Orgon, qui devient amoureux d’un escroc religieux nommé Tartuffe. Au cours de la pièce, Orgon réussit presque à détruire sa famille à cause de sa foi aveugle en l’escroc. C’est une brillante comédie satirique qui critique à la fois l’Église et l’Ancien Régime de France. Les serviteurs de la pièce sont des orateurs de la vérité pour la noblesse qui sont décrits comme insensés. Les personnages religieux de la pièce sont décrits comme des fraudes, plutôt que comme des modèles de vertu comme on pouvait s’y attendre pour cette époque. Évidemment, une pièce critiquant non seulement la noblesse française, mais aussi le clergé était extrêmement controversée. Compte tenu du fait que l’Église et l’Ancien Régime de France étaient précisément ceux qui contrôlaient la censure littéraire dans le pays, il n’est pas étonnant que la version originale de Tartuffe n’ait été montrée qu’en privé avant d’être interdite (DeJean 54). La deuxième version de Tartuffe créée par Molière a également été censurée et jamais présentée en public. La troisième version de Tartuffe, la version vue par le public français, a été seulement permise parce que les censeurs français ont collaboré avec Molière.
L’intervention du roi à la toute fin de la pièce est un exemple très spécifique du résultat de la censure de Tartuffe. Cette pièce est très similaire aux fabliaux du Moyen Âge ; c’est une pièce de théâtre qui se moque de la vie de la bourgeoisie. Tartuffe est également similaire aux fabliaux parce que le clergé et les femmes sont souvent des objets de ridicule. La pièce aurait dû prendre fin avec Tartuffe obtenant tous les biens matériels d’Orgon, Elmire séduite et Orgon emprisonné. La fin discréditée de Tartuffe a suivi les traces du fabliaux ; la pièce aurait du être une tragi-comédie avec le personnage éponyme qui gagne pour l’effet comique. Cependant, comme les normes baroques et la censure française allaient évidemment à l’encontre du message de Tartuffe, le roi est ajouté en tant que personnage « deus ex machina » pour réparer tout ce qui a mal tourné. Le roi, dans la pièce et dans la vraie vie, censure la fin de la pièce et la refait comme quelque chose qu’il trouve plus acceptable (Spingler 242).
Une autre œuvre de Molière, Dom Juan, est toujours affectée par la censure du 17ème siècle à ce jour. Dom Juan a été rapidement écrite par Molière après l’épreuve de censure avec Tartuffe, et c’était censé être une pièce satirique sur l’hypocrisie parmi la noblesse en France. Dom Juan s’est avéré plus controversé que Tartuffe ; le personnage éponyme est un athée franc et tente les gens à pécher pendant la pièce. Le seul personnage religieux dans la pièce est le valet, et il est décrit comme superstitieux par rapport à la personnalité libre de pensée de Dom Juan. Les autorités françaises ont censuré Dom Juan après seulement quinze représentations (DeJean 59). Pendant quelques nuits où Dom Juan a été initialement joué, certaines parties étaient encore activement censurées et des monologues entiers étaient découpés du jour au lendemain. Molière a alors dû se défendre contre des accusations d’hérésie et de subversion politique en raison du fait que son protagoniste était un athée qui séduit régulièrement les femmes, alors même que Dom Juan est envoyé en enfer à la fin de la pièce. La seule version de Dom Juan encore imprimée en France est la version qui a été autorisée par les censeurs lorsque l’œuvre a été produite pour la première fois (60). La version censurée de Dom Juan est mieux connue sur le nom Le Festin de Pierre. Molière n’a jamais approuvé les versions de Dom Juan que le grand public a vue, et à la fin cette pièce est moins son œuvre que c’est à nouveau une collaboration entre lui et les censeurs français.
Un effet secondaire imprévu de la censure en France au 17ème siècle a été la prolifération de livres censurés dans d’autres pays. En fait, les versions originales de nombreuses œuvres littéraires françaises de cette période n’ont survécu que parce que d’autres pays ont choisi d’imprimer les versions censurées. Sans le défi des librairies des pays voisins comme les Pays-Bas, de nombreuses versions censurées d’œuvres littéraires françaises auraient probablement été perdues. Un livre déjà mentionné, Histoire Critique du Vieux Testament, a survécu la censure française parce que certains exemplaires ont été introduits en contrebande à Londres et à Amsterdam. Aux Pays-Bas, la réputation d’Histoire ajoutait seulement à sa popularité. Bien sûr, la popularité du livre aux Pays-Bas et dans d’autres pays signifie que la copie non censurée a retrouvé son chemin en France. Afin de ramener Histoire en France, certains exemplaires du livre incluaient de fausses pages de titre ou de fausses dates pour donner l’impression d’être destinés à d’autres pays (Lambe 158). Nombreuses maisons d’édition françaises étaient situées à la frontière entre la France et d’autres pays pour faciliter la circulation des livres censurés. Pour de nombreux auteurs français, il était plus facile de vendre leur livre dans un autre pays tout en découvrant comment dépasser la censure stricte en France. Molière n’était pas étranger à ses œuvres vendues différemment dans d’autres régions que la France tout comme Histoire. L’infamie de l’incarnation originale de Dom Juan signifiait que les futures représentations de la pièce seraient extrêmement populaires. Par exemple, une troupe théâtrale néerlandaise qui n’avait pas accès au manuscrit de Dom Juan a simplement créé sa propre pièce du même nom et a mis le nom de Molière comme auteur sur la page de titre. Même si ce n’était pas réellement la pièce de Molière, c’était quand même un grand succès. D’autres troupes théâtrales en France ont eu du succès si elles pouvaient même trouver des fragments du manuscrit original. Un acteur nommé Champmeslé a créé une version de Dom Juan appelée « Fragments de Molière » qui avait les versions précédemment censurées de la pièce, et la version de Champmeslé était si réussie qu’elle a été jouée pendant une décennie (DeJean 61). Même la censure sévère de l’Ancien Régime n’a pas suffi à arrêter la diffusion des idées en France.
En conclusion, le contrôle de l’Ancien Régime sur la censure littéraire en France signifie que de nombreux auteurs, comme Molière, perdent leur vision artistique en essayant de plaire aux autorités françaises. D’autres auteurs, comme Richard Simon, ont presque perdu leurs œuvres entièrement à cause de la censure, ainsi que leurs moyens de subsistance. Cependant, certaines de ces œuvres sont devenues tristement célèbres en raison de la censure, et cette infamie a conduit d’autres pays à publier ces livres interdits avec défi. Ensuite, les maisons d’édition à la frontière française rapportaient secrètement des romans interdits en France dans un marché clandestin du livre. Même avec la lourde censure du 17ème siècle, l’Ancien Régime ne pouvait pas empêcher les œuvres de Molière et d’autres d’atteindre la population française, conduisant à la diffusion d’idées qui a finalement mené à la chute de la monarchie.
BIBLIOGRAPHIE
Darnton, Robert. “The Demand for Literature in France, 1769–1789, and the Launching of a Digital Archive.” The Journal of Modern History, vol. 87, no. 3, 2015, pp. 509–531. JSTOR, www.jstor.org/stable/10.1086/682412. Accessed 31 Oct. 2020.
DeJean, Joan. “The Work of Forgetting: Commerce, Sexuality, Censorship, and Molière’s Le Festin De Pierre.” Critical Inquiry, vol. 29, no. 1, 2002, pp. 53–80. JSTOR, www.jstor.org/stable/10.1086/367998. Accessed 21 Oct. 2020.
Goldzweig, Arthur. “Literary Censorship in France: Historical Comparisons with Anglo-Saxon Traditions, 1275-1940.” Comparative Literature Studies, vol. 17, no. 3, 1980, pp. 287–304. JSTOR, www.jstor.org/stable/40245677. Accessed 20 Oct. 2020.
Lambe, Patrick J. “Biblical Criticism and Censorship in Ancien Régime France: The Case of Richard Simon.” The Harvard Theological Review, vol. 78, no. 1/2, 1985, pp. 149–177. JSTOR, www.jstor.org/stable/1509597. Accessed 21 Oct. 2020.
Spingler, Michael. “The King’s Play: Censorship and the Politics of Performance in Moliere’s ‘Tartuffe.’” Comparative Drama, vol. 19, no. 3, 1985, pp. 240–257. JSTOR, www.jstor.org/stable/41153180. Accessed 1 Nov. 2020.