Les Tragiques par Agrippa d’Aubigné : Une Analyse Historique
Alexis Greer
En 1616, Theodore-Agrippa d’Aubigné a publié enfin son œuvre littéraire la plus célébrée en France : Les Tragiques, données au public par le larcin de Prométhée. De nos jours, le poème épique est connu simplement sous le nom Les Tragiques. Sa création est le résultat des Guerres de Religions en France et de la Réforme Protestante qui secouait l’Europe médiévale à l’époque. Les Guerres de Religions ont été provoquées par le Huguenots, un groupe de calvinistes français qui se sont rebellés contre l’Église catholique et la monarchie française (Aston 2000). Dans le courant de cette période de l’histoire, Theodore-Agrippa d’Aubigné a vécu directement la destruction qui s’est déroulée. Les Tragiques ont été influencées par ses expériences en tant que protestant dévoué. Il décrit ce moment dynamique de l’histoire en sept parties : Misères, Princes, La Chambre Dorée, Les Feux, Les Fers, Vengeances, et Jugement. Chacune a son propre ton, ses images, et son thème. Il y a plusieurs informations qui peuvent être extraites de ce poème épique d’Agrippa d’Aubigné. Pour comprendre l’état d’Europe, la théologie religieuse des protestants, et les modes poétiques pour l’époque, il est possible de faire une analyse historique des Tragiques.
D’abord, il sera nécessaire de discuter de la manière dont le contexte historique de l’époque ressort dans l’écriture. Cela inclut les événements catalytiques, les personnages historiques majeurs, et la peur de la catastrophe imminente. Les références dans Misères sont extensives. Du règne corrompu de Catherine de Médicis aux batailles dévastatrices, Agrippa tisse l’histoire dans chaque alexandrin poétique. Quand il s’agit d’analyser la théologie qui est présente dans le poème, il est évident qu’Agrippa d’Aubigné suit la doctrine protestante. Il introduit les concepts calvinistes d’élection inconditionnelle, la dépravation totale et la sanctification. Finalement, ce poème suit le style typique des poèmes épiques de la renaissance française avec l’utilisation des alexandrins et des enjambements stratégiques.
Misères comme un document historique du 16e siècle
Pour commencer, la première partie des Tragiques, Misères, donne plusieurs images qui décrivent l’état de la France pendant les Guerres de religion. Des vers 179 à 189, d’Aubigné fait une comparaison entre la France et deux ennemis dans un bateau. Il écrit :
La France donc encor est pareille au vaisseau
Qui, outragé des vents, des rochers et de l’eau,
Loge deux ennemis : l’un tient avec sa troupe
La proüe, et l’autre a pris sa retraitte à la pouppe.
De canons et de feux chacun met en esclats
La moitié qui s’oppose, et font verser en bas,
L’un et l’autre enyvré des eaux et de l’envie,
Ensemble le navire et la charge et la vie,’
En cela le vainqueur ne demeurant plus fort
Que de voir son haineux le premier à la mort,
Qu’il seconde, authochyre, aussy tost de la sienne,
Vainqueur, comme l’on peut vaincre à la cadmeene. (D’Aubigné, 1616)
Ce passage est un commentaire sur les conflits civils entre les Huguenots et l’Église catholique. Il met en perspective la nature violente du champ de bataille (Worth-Stylianou, 2020). Alors que les deux groupes religieux se combattaient, ils étaient confinés dans leur pays – le « vaisseau » sur lequel ils sont piégés ensemble. Par ce passage, il est évident que les deux parties sont disposées à se détruire aux dépens de l’autre comme aux vers 88 et 89 (Worth-Stylianou, 2020) : « Que de voir son haineux le premier à la mort, Qu’il seconde, authochyre, aussy tost de la sienne. » Des images dramatiques comme celles-ci qui illustrent le destin tragique de la France sont utilisées partout dans Les Tragiques et le poète donne le ton tôt dans Misères.
Agrippa d’Aubigné était un historien instruit et ses références aux vrais évènements non seulement aident la narration mais aussi créent des archives historiques. Des vers 372 à 379, il raconte les destructions qui ont eu lieu à Montmoreau en 1569 (Worth-Stylianou, 2020) :
Voicy le reistre noir foudroyer au travers
Les masures de France, et comme une tempeste,
Emportant ce qu’il peut, embrazer tout le reste.
Cet amas affamé nous fit à Mont-moreau
Voir la nouvelle horreur d’un spectacle nouveau.
Nous vismes sur leurs pas une troupe lassée,
Que la terre portoit, de nos pas harassée.
Là de mille maisons on ne trouva que feux,
Que charongnes, que morts ou visages affreux. (D’Aubigné, 1616)
Au vers 372, « le reistre noir » est une référence à la cavalerie allemande qui, pendant cet évènement, a aidé les protestants français (Worth-Stylianou, 2020). D’Aubigné a vécu cela en personne et les deux derniers vers disent au lecteur que cela ne s’est pas bien terminé. D’autres récits distinctifs dans Misères, comme celui-ci, incluent les conséquences de la bataille de Moncontour en 1569 dans les vers 463-494 et la mort du Cardinal de Lorraine au vers 1005 (Duval, 1991) que les huguenots pensaient être l’instigateur original du Massacre de la Saint-Barthélemy en 1572 (Worth-Stylianou, 2020). Ce massacre a été orchestré à Paris où la sœur du roi Charles IX a épousé Henri de Navarre, un protestant. Étant donné que de nombreux dirigeants protestants étaient dans la ville pour assister au mariage, c’était l’occasion idéale de leur tendre une embuscade et de les tuer (Knecht, 1998). Cela a duré plusieurs semaines. Agrippa d’Aubigné a vu le massacre en personne et l’évènement a inspiré le cinquième livre des Tragiques : Les Fers. L’événement a alimenté la haine que les huguenots ressentaient envers Catherine de Médicis, le Cardinal et les catholiques. Cela expliquerait la longue diatribe de d’Aubigné concernant les deux (Worth-Stylianou, 2020).
Le poète fait également référence à de nombreux personnages historiques vivants pendant la réforme protestante. Même si la plupart de ce qu’il écrit est allégorique et qu’il ne dit pas de noms, son principal intérêt est Catherine de Médicis. (Worth-Stylianou, 2020)punctuation Des vers 659 à 1078, Agrippa d’Aubigné raconte l’histoire des Cieux permettant à deux démons de réprimander la France pour sa débauche – Catherine de Médicis et le cardinal de Lorraine. Le passage capture l’opinion huguenote typique de Catherine sur les Huguenots. Les vers 747 et 758 se réfèrent à elle comme « Jézabel, » une reine manipulatrice dans l’Ancien Testament de la Bible. Cependant, il mentionne également des évènements réels dans sa vie. Par exemple, aux vers 758 et 759, il écrit « Pleust à Dieu, Jesabel, que tu euss’ à Florence Laissé tes trahisons en laissant ton païs, » c’est une référence à son déménagement de Florence en France pour épouser Henri II (Worth-Stylianou, 2020). Au vers 768, d’Aubigné fait allusion à une rumeur populaire selon laquelle Catherine de Médicis a empoisonné son fils, Charles IX, pour qu’Henri III devienne roi (Worth-Stylianou, 2020). Un autre exemple se trouve dans les vers 783 à 786 :
C’estoit un beau mirouer de ton esprit mouvant,
Que parmy les nonnains, au florentin convent,
N’aiant pouvoir encor de tourmenter la terre,
Tu dressois tous les jours quelque petite guerre (D’Aubigné, 1616)
Ici, le poète fait allusion à son temps comme otage dans divers couvents quand elle était jeune (Knecht, 1998).
Théologie des Huguenots
En tant que Huguenot lui-même, la façon dont Agrippa d’Aubigné parle du Dieu chrétien est de nature très calviniste (Worth-Stylianou, 2020). Misères donne un aperçu de la théologie des huguenots et de la façon dont ils perçoivent leur relation avec Dieu. Dans les vers 35 à 44, il dit :
Tout-puissant, tout-voyant, qui du haut des hauts cieux
Fends les coeurs plus serrez par l’esclair de tes yeux,
Qui fis tout, et conneus tout ce que tu fis estre :
Tout parfaict en ouvrant, tout parfait en connoistre,
De qui l’oeil tout courant, et tout voyant aussy,
De qui le soing sans soing prend de tout le soucy,
De qui la main forma exemplaires et causes,
Qui preveus les effects dès le naistre des choses ;
Dieu, qui d’un style vif, comme il te plaist, escris
Le secret plus obscur en l’obscur des esprits, (D’Aubigné, 1616)
Cette section soutient l’idée calviniste que Dieu est souverain sur tout et que toute l’humanité est prédestinée à aller au ciel ou en enfer selon la volonté de Dieu. Par exemple, « qui du haut des hauts cieux Fends les coeurs plus serrez » réfléchit le fait que c’est Dieu qui choisit qui reçoit le salut, même s’il s’agit du cœur le plus dur (Sproul, 1997). Dans la théologie réformée, cela s’appelle « élection inconditionnelle » (Sproul, 1997). En raison de la nature haineuse de l’homme envers Dieu, aussi connu sous le nom de « dépravation totale, » nous n’avons pas le pouvoir de le choisir (Sproul, 1997). Cela nécessite une intervention divine.
Une autre composante de la théologie réformée qui est présente dans Misères est la « sanctification ». Selon la doctrine calviniste, le processus de salut comprend la purification de l’âme d’une personne (Allen, 2010). D’Aubigné exprime ce concept aux vers 45 à 54 :
Puis que de ton amour mon ame est eschauffée,
Jalouze de ton nom, ma poictrine, embrazée
De ton feu pur, repurge aussy de mêmes feux
Le vice naturel de mon coeur vitieux ;
De ce zele tres-sainct rebrusle-moy encore,
Si que (tout consommé au feu qui me devore,
N’estant serf de ton ire, en ire transporté
Sans passion) je sois propre à ta verité.
Ailleurs qu’à te louer ne soit abandonnée
La plume que je tiens, puis que tu l’as donnée. (D’Aubigné, 1616)
Dans ce passage, il s’exclame sur la sanctification que Dieu lui a donnée. Il utilise des mots comme « embrazée », « pur feu » et « repurge. » Alors que le feu a toujours été symbolique pour la purification, le poète fait également référence à Esaïe 6 : 6-7 lorsque les lèvres du prophète Esaïe sont nettoyées quand un ange les a touchées avec des charbons ardents (Worth-Stylianou, 2020). La « dérivation totale » est revisitée au vers 48 « Le vice naturel de mon coeur vitieux. » Ici, il reconnaît que son cœur est de nature corrompue et n’est pas intrinsèquement bon par lui-même. Par conséquent, il a besoin de la puissance divine de Dieu pour venir le purifier parce qu’il ne peut pas se rendre saint.
Style poétique au 16e siècle
Agrippa d’Aubigné a un style de poésie qui suit fortement les tendances de la renaissance française. Il est construit par des alexandrins, une forme typique pour d’autres poèmes épiques à l’époque. Jean Calvin lui-même a souhaité que la poésie reflète les Psaumes de David (Ferrer, 2009). Il croit que le style poétique qui est trouvé dans la Bible est supérieur à tous les autres et qu’en l’imitant, un poème a plus d’impact sur le lecteur (Ferrer, 2009). Pour Agrippa, il a aimé que les alexandrins permettent des idées plus développées en un seul vers (Worth-Stylianou, 2020). Par exemple, aux vers 97 et 98 il dit :
Je veux peindre la France une mere affligée,
Qui est entre ses bras de deux enfants chargée. (D’Aubigné, 1616)
Cela laisse plus de place pour les mots plus longs, comme « affligée » qui a trois syllabes, nécessaires pour exprimer correctement une idée (Worth-Stylianou, 2020). Cette métaphore en particulier est importante car elle résume le profond conflit religieux en France entre protestants et catholiques. Comme l’explique Agrippa dans les vers suivants, l’enfant le plus fort, qui représente les catholiques, domine l’autre, les protestants, et prend tout pour lui. Aux vers 99 à 102, il est possible de voir comment Agrippa a également utilisé les enjambements :
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tetins nourriciers ; puis, à force de coups
D’ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnoit à son besson l’usage (D’Aubigné, 1616)
Dans ce passage, chaque vers finit avec un enjambement. Le poète les utilise pour faire passer son message d’une manière discordante. L’écriture reflète le désespoir le plus fort de l’enfant pour le pouvoir alors qu’il dit « à force de coups // D’ongles, de poings, de pieds » aux dépens de la survie de l’autre. Certains critiquent cette forme de poésie parce qu’ils pensent qu’elle se lit comme de la prose au lieu de la poésie (Worth-Stylianou, 2020). Cependant, une grande partie du poème est écrite de manière plus traditionnelle. Agrippa introduit ce changement de dynamique afin de rendre le sens du chaos plus fort par rapport aux lignes ordonnées qui l’entourent (Worth- Stylianou, 2020).
Il est évident que Théodore-Agrippa d’Aubigné donne à ses lecteurs un aperçu incroyable de l’histoire du XVIe siècle à cause de la façon dont il référencie méthodiquement certains événements dans son écriture. A travers ses références historiques d’événements et de personnes, ses allusions à la théologie protestante, et son style d’écriture, de nombreuses informations peuvent être extraites du premier livre des Tragiques, Misères. Il semble que chaque fois qu’il y a un point dévastateur et catalytique dans l’histoire, comme les guerres de religion en France, les gens expriment leur douleur par l’art. L’étude de l’histoire à travers des médiums comme l’art et la littérature donne une perspective unique. L’observateur ne prend pas seulement des informations, mais aussi l’émotion derrière les événements qu’il voit se dérouler devant lui.
BIBLIOGRAPHIE
Aston, Nigel. Religion and Revolution in France, 1780-1804. Macmillan, 2000.
Aubigné, Agrippa d’, and Valerie Worth-Stylianou. Agrippa D’Aubigné’s Les Tragiques. Arizona Center for Medieval & Renaissance Studies, 2020.
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Duval, Edwin M. “The Place of the Present: Ronsard, Aubigné, and the ‘Misères De Ce Temps.’” Yale French Studies, no. 80, 1991, p. 13., doi:10.2307/2930259.
Ferrer, Véronique. “La lyre protestante : Calvin et la réforme poétique en France.” Revue de l’histoire des religions, no. 1, 2009, pp. 55–75., doi:10.4000/rhr.7163.
Knecht, R. J. Catherine De’ Medici. Longman, 1999.
Sproul, R C. What is Reformed Theology?, Ligonier Ministries, 1997.